Commençons par un avertissement sans frais : même s’il n’est assujetti à aucune interdiction, et seulement accompagné de commentaires sibyllins du type "Le climat anxiogène et de nombreuses images impressionnantes sont de nature à heurter un public jeune et sensible" , Else est un film dont le visionnage s’avérera extrêmement éprouvant, même pour un public adulte et (habituellement) insensible. Vous voilà prévenus, vous ne viendrez pas vous plaindre ensuite d’avoir voulu à plusieurs reprises quitter la salle de cinéma…
… Soit le genre de choses qui arrivaient quasi systématiquement lors des projections des films du David Cronenberg « première époque », avec ses scènes traumatisantes de « body horror » : quelque part, toute une partie de Else retrouve – volontairement ou non – le même climat terriblement horrifique des grandes œuvres du maître, ce qui est « logique », puisqu’il s’agit ici aussi de « mutations corporelles », dont les conséquences sont régulièrement insoutenables à contempler. Mais, quelque part, et nous ne pensions pas écrire ça de si tôt, Thibault Emin pousse le bouchon encore plus loin. Expliquons-nous…
D’abord, et ce n’est pas gratuit, Else démarre dans un genre « boy meets girl », typique du cinéma d’auteur français : Anx (Mathieu Sampeur) est un (grave) inhibé qui tombe amoureux malgré lui d’une jeune femme, Cass (Edith Proust), qui est son opposé, puisqu’elle est exhibitionniste, solaire, expansive, voire par moments complètement (fo)folle. Mais cette belle histoire d’amour, pour singulière qu’elle soit – et filmée de manière délirante, déjà – s’exacerbe quand un mal planétaire s’abat sur l’humanité, qui conduit les gens contaminés à fusionner avec leur environnement.
Inutile d’en dire plus, il vaut mieux ne pas être préparé à l’expérience d’un scénario totalement anxiogène, et d’une mise en scène remarquable, qui engloutit le spectateur dans un véritable « enfer sensoriel ». Un enfer où les sons sont encore plus terribles que les images, pourtant toutes littéralement « extra-ordinaires » (en fait, jamais vues auparavant, pour la plupart !). Car là où Else relève du GRAND cinéma, ce n’est pas seulement dans l’intelligence de son histoire, mais dans la forme polymorphe, perpétuellement changeante qu’il adopte. Oui, le film est un « produit » du confinement, soit un sujet déjà rebattu qu’Emin transcende en imaginant une contamination par le regard, avant d’élever son sujet en en faisant une parabole bien sentie sur l’évolution… Il ne néglige pas pour autant les aspects « psychologiques » de son histoire, et en particulier la culpabilité d'Anx vis à vis de sa mère décédée.
Ce qui frappe avant tout, ce sont ces images aussi magnifiques qu’horribles, ces sons aussi anodins que terribles une fois amplifiés, mais surtout cet envahissement progressif de l’espace de l’appartement, puis du monde tout entier, par une « nouvelle matière » (écho de la « nouvelle chair » de Videodrome), qui étouffe le spectateur en même temps que les personnages. Jusqu’à un final cosmique, quasi « kubrickien » par ses ambitions, mais également totalement cohérent, logique même par rapport au trajet emprunté par le film.
Expérience sensorielle rare, Else est un film comme on en voit peu, très peu. Que le plaisir soit absent de l’équation, remplacé par une infinie et inable souf, n’empêche pas que Thibault Emin, dont c’est le premier long-métrage, pourrait bien être un auteur qui comptera dans le futur. Mais, même si ce n’était pas le cas, il nous restera Else.
[Critique écrite en 2025]
https://www.benzinemag.net/2025/06/02/else-de-thibault-emin-lultime-fusion/