Ce premier tome de la gamme Absolute consacré à Wonder Woman m’a très agréablement surpris. Il était celui que j'abordais avec le plus de crainte et fut finalement celui duquel je ressors avec le plus d'enthousiasme. J'appréhendais, à cause du pitch de départ semblant sacrifier la mission ambassadire de l'héroïne, une réduction de l’héroïne à une icône féministe militante, au détriment de sa symbolique plus universelle qui se combinait à un féminisme. J’ai finalement découvert un récit qui, loin de trahir l’essence du personnage, en propose une actualisation riche et nuancée. Le féminisme, certes présent, n’est pas défensif ou réactif, mais s’inscrit dans une forme de continuité naturelle avec l’idéal de justice, de paix, de communion, que Wonder Woman incarne depuis ses origines : non comme une opposition, mais comme une révélation, une mise au jour de valeurs fondatrices déjà portées par le personnage.
La tonalité générale du tome surprend par sa retenue. Là où l’on aurait pu craindre la colère ou l’indignation, Wonder Woman s’impose par une sérénité pleine de conviction. Son geste sacrificiel – l'of d'une partie de son corps pour renvoyer dans le monde des humains, un Steve Trevor tombé dans les enfers– aurait pu être l’amorce d’une posture sacrificielle pathétique, mais l’œuvre évite soigneusement cette pente. Diana ne se pose pas en martyre ni en sauveuse tragique : elle agit sans se plaindre, sans revendication, comme si le don de soi allait de soi. C’est un devoir qui naît de l’identité même de l’amazone : non pas un fardeau, mais une évidence morale. Son rapport aux monstres des enfers est révélateur : elle cherche à les convaincre, à les faire fuir, les traite comme des animaux sauvages perdus plus que comme des ennemis. Même en enfer, elle incarne une paix efficiente. Certaines créatures infernales, contre toute attente, dorment à ses côtés. Cette comion intacte est le cœur battant de l’œuvre.
Ce cœur se dévoile avec une force particulière par la relation fondatrice entre Diana et Circé. Le récit déjoue habilement les clichés : Circé est présentée d’abord comme une femme finalement impitoyable, loin d'être tourné vers les autres, sans comion mais avant tout victime des dieux, exilée dans un enfer désert, abandonnée même par Hécate dont elle est pourtant l’héritière préférée. Mais cet exil s’avère être un acte de confiance : Hécate, en la sacrifiant ainsi, la désigne comme la seule capable d’élever une enfant à la destinée providentielle. Leur relation, au fil du récit, se charge d’émotion. Circé, d’abord marquée par l’amertume, trouve dans la pureté et la force morale de Diana un contrepoint qui la pousse à développer des sentiments, un amour maternel notamment, et une relation tourné vers quelqu'un d'autre, même si centré a priori exclusivement sur Diana dont elle comprend et accepte finalement la destinée pourtant altruiste. En retour, Diana découvre l’amour dans cette mère d’adoption, mais aussi une forme de solitude morale car Diana est par nature un être pur, de comion, même nourrison : elle perçoit donc que la bonté de Circé est tournée vers elle seule car elle la considère comme sa fille tandis que Diana se sent au contraire investie d’un devoir envers le monde des hommes que protègeaient les Amazones. Cette tension entre lien filial et mission universelle donne à cette relation une épaisseur rare, mais non pas caractérisé par le conflit et la méfiance car là encore, Diana finit par accepter et apprécier pour ce qu'elle est sa mère.
Ce rapport au monde des hommes n’est jamais simpliste. Le pitch laissait entrevoir une Wonder Woman rejetée, perçue comme une menace. Mais dans les faits, le tome ne présente pas une héroïne ostracisée. Lorsqu’elle surgit pour sauver une ville attaquée par des créatures monstrueuses, elle est accueillie avec méfiance, en particulier par le général en charge de l’armée. Mais la situation est telle qu’il n’a pas d’autre choix que d’accepter son aide. Il n’y a ni gratitude ni ouverture, mais pas non plus de condamnation active. L’ostracisme, qui limiterait la symbolique fédératrice du personnage, n'est finalement qu'un spectre, une menace potentielle plus qu’un fait déjà réalisé dans ce tome. Le conflit symbolique pourrait se dessiner par la suite, mais reste en latence. Pour l'instant, on a juste la tension dramatique habituelle entre un justicier et les autorités établis qui s'en méfient. Rien de nouveau, mais heureusement car il me semble que si le personnage devenait véritablement un être en marge, pourchassé et non seulement indépendant, la structure même du personnage, du mythe "Wonder Woman", pourrait en pâtir.
La puissance symbolique de Diana se maintient, et c’est là sans doute la plus grande réussite du volume. On craignait que la disparition de son rôle d’ambassadrice ne vide son personnage de ce qui faisait sa singularité, à savoir une incarnation spécifique de la justice : non pas seulement une super-héroïne qui rend justice, mais une figure institutionnelle, presque diplomatique, de la justice elle-même. Or, ce rôle reste perceptible par d’autres voies. Diana ne devient pas une figure subversive ou une justicière parmi d’autres : elle incarne toujours une justice distincte, centrée sur la médiation, sur la reconnaissance mutuelle. Elle ne réclame pas une place : elle la crée par sa seule présence, et oblige le monde à s’y adapter, sans violence ni arrogance. Cette posture d’autorité naturelle, presque archaïque, la distingue profondément de ses homologues.
La structure narrative, sans être d’une grande originalité, soutient bien ces enjeux. On retrouve trois mouvements principaux, qui se chevauchent quelque peu : l’enfance de Diana en enfer, sa rencontre avec Steve Trevor, et son intervention dans une ville menacée par des monstres. La dernière partie adopte les codes d’un récit de siège, très classique dans sa forme : ville encerclée, population terrorisée, armée déée. Ce n’est pas le cadre narratif qui impressionne, mais l’usage qu’il permet. Il offre un décor fonctionnel pour faire briller les véritables forces de l’œuvre : la caractérisation de l’héroïne, ses principes, sa relation avec le monde et avec autrui. Loin de ralentir le récit, cette structure lui permet d’atteindre une cohérence dramatique et émotionnelle convaincante.
Graphiquement, l’œuvre propose un style singulier. Les couleurs sont peu saturées, et les figures de Wonder Woman évoquent souvent, par leurs contours et postures, le style pictural antique grec des céramiques à figures rouges, surtout en ce qui concerne Diana. L’ensemble donne un aspect intemporel, presque mythologique, à la mise en scène, au prix d’un certain manque de dynamisme et d'intensité. Le bestiaire, lui, tranche davantage. Le monstre final, Tétracide, gigantesque, tentaculaire, muet, évoque les figures lovecraftiennes. Il n’a ni langage, ni visage, ni but explicite. Ce type d’adversaire peut produire une terreur sourde, mais limite aussi la profondeur psychologique du conflit. Si l’œuvre devait multiplier ces figures abyssales, cela risquerait de l’enfermer dans un registre narratif moins riche que celui qu’elle semble ambitionner et pourtant certains éléments semblent malheureusement suggérer qu'on pourrait voir arriver une tripotée d'ennemis du genre.
Ce premier tome d’Absolute Wonder Woman n’est donc pas parfait, la crise narrative dans le présent n'est pas incroyable, mais ce tome touche juste et répond aux attentes d'un récit d'origine. Il parvient à préserver ce qui faisait la grandeur du mythe originel – la justice comme posture fondatrice, la comion comme force morale – tout en offrant un récit émouvant, incarné, et souvent surprenant dans sa retenue. On espère seulement que la suite ne cédera pas à la tentation du radicalisme sacrificiel ni à l’accumulation d’ennemis informes. Mais pour l’heure, cette Wonder Woman, à la fois nouvelle et familière, convainc, intrigue, et émeut.