Un rideau s’ouvre, la pièce peut commencer. De l’autre côté, Dan (Keith Kupferer) se tient le regard dans le vide face au monde extérieur. « Est-ce le matin ? » lui demande sa femme (Tara Mallen), absente du cadre. Avant de partir pour son travail, il lui répond par la négative. Son visage désabusé en gros plan est remplacé par son corps surcadré au loin. Ce père de famille semble être le fantôme du titre par la représentation distanciée, ses déplacements elliptiques ainsi que la colorimétrie mi-diurne mi-nocturne. Suivant son quotidien sur une musique au refrain enjoué (une reprise de Oh What a beautiful mornin’ de la comédie musicale Oklahoma) contrastant avec les images de travail physique bruyantes, ce rythme s’arrête brusquement lorsqu’il se fait quasiment renverser par une voiture. Par la représentation du quotidien des classes laborieuses, Kelly O’Sullivan et Alex Thompson montrent la part d’aliénation dans ce personnage désabusé appuyée par le montage, notamment sonore (les bruits des voitures, des travaux, etc.).
Un propos sur la classe moyenne, les laissés-pour-compte de l’Amérique moderne pointe son nez. Lors de sa pause déjeuner, Dan est confronté par un élément central, la compagnie de théâtre de l’autre côté de la rue dont une des actrices, Rita (Rita de Leon), vient se plaindre des travaux. Celle-ci repère dans la détresse de Dan non pas une faiblesse à réparer mais un outil émotionnel pour interpréter un rôle. Nul besoin d’entraînements, il suffit de savoir lire pour se glisser dans la peau d’un autre. Progressivement, l’homme se retrouve attiré par ce lieu et les personnes qui le constituent. Un territoire inconnu s’offre à lui : principalement composé de retraités, il n’en reste pas moins un endroit où une partie de la population américaine est représentée. Dan ne sait pas vraiment pourquoi il est là, ni que cette communauté s’apprête à prendre une place prépondérante dans sa vie. En plein processus de deuil, il se retrouve embarqué dans cette troupe joviale, formant un portrait aussi touchant qu’un brin naïf d’un groupe aux origines diverses.
Tout se joue dans cette petite pièce sombre, cachée derrière une devanture de débarras et un rideau noir, point de age vers cet autre monde. Ici, Dan peut enfin s’exprimer par l’intermédiaire d’un rôle l’extirpant, pendant quelques heures, d’une condition sociale brutale. Mais, c’est surtout dans la rencontre entre le personnel et l’artistique que les cinéastes développent ses tourments, notamment lorsqu’il refuse que la pièce jouée, Roméo et Juliette, finisse en tragédie. Le drame de William Shakespeare relate la rencontre d’un couple au cœur d’une lutte entre deux clans terminant par le suicide des amoureux. Miroir déformé de la réalité pour le père, ayant vécu la mort de son fils dans des conditions similaires. Il s’ouvre finalement à ses camarades, livrant cette tragédie personnelle dans un cadre de bienveillance et d’écoute qui paraît impossible en dehors.
Pourtant le théâtre n’est qu’une parenthèse, une échappatoire pour ce père qui refuse d’aborder ce deuil plus frontalement avec celles – sa femme et sa fille – avec qui il le partage. Cette impossibilité de communication se retrouve dans le caractère même des personnages. Elle s’illustre, par exemple, lorsque Dan emmène Daisy (Katherine Kupferer) chez la proviseure, sa fille étant convoquée pour agression physique contre une enseignante. Au contraire de son père, elle extériorise ses émotions, en déant les limites, haussant le ton et insultant les autorités. La mise en scène statique, en champ-contrechamp entre la fille encadrée par ses parents et la proviseure, ne laisse pas de place au malaise évident du père. Démuni, il décide de l’emmener voir un psy où va se jouer un double jeu, de plus en plus attiré par la liberté que lui offre le théâtre, il cache sa ion. Chaque scène familiale devient le lieu d’un malaise pour Dan autant que pour le public, sachant que les coutures grossières de cette duplicité sont prêtes à craquer. Nous observons ces liens délités avec un étrange recul, comme si cette situation familiale complexe mais pourtant capitale n’était qu’un prétexte pour créer un enjeu accessoire au récit.
Sa femme commençant à avoir des doutes sur la fidélité de son mari (thème ô combien cliché), Daisy mène son enquête pour connaître la vérité. La séquence de filature jusqu’à son dénouement est de trop, puisqu’elle est attendue jusqu’à sa conclusion. Mentant à son père, elle le suit jusqu’à son cours de théâtre. La mise en scène n’offre ni tension ni intérêt, déroulant laborieusement son programme pour finir par un éclat : Daisy explose de colère en pensant avoir découvert l’infidélité de son père. Par sa structure trop classique, Ghostlight ne va jamais assez loin, partant d’un trauma familial (invisible à l’écran) pour décrire un récit banal de reconstruction. Là où aurait pu se jouer une scène centrale par son dispositif narratif (la trahison et le renouement du lien entre le père et sa fille) et un double point de vue touchant, les cinéastes ne tranchent jamais. Préférant un déroulé linéaire et réconfortant, ils cachent le tragique autant que leur protagoniste et s’empêchent de développer un discours plus complexe sur le rapport aux autres.
Si l’idée de tenir à l’écart la tragédie pendant une partie du film est astucieuse, c’est lorsque cette douleur ressort que le film s’effondre, soulignant lourdement son propos. Dans ce drame bien réel se joue aussi une histoire de famille dont la thématique mortifère est cruciale. En choisissant de se centrer uniquement sur le point de vue de Dan, le film ne laisse aucune place à la seconde famille impliquée dans l’accident ayant causé la mort du fils. Car afro-américain, elle amène par défaut une problématique sociale d’une Amérique en crise, mais en choisissant de l’ignorer, le regard que portent les réalisateurs sur leurs sujets devient embarrassant.
À l’instar de la campagne de Kamala Harris, l’image est lisse et accueillante pour mieux cacher les aspects poreux de la réalité, évoquant au nom de l’humanisme l’éviction des problématiques sociales, raciales et économiques pourtant évidentes au sein de cette société. Deux scènes montrent une confrontation entre les familles mais mis à part la rage explicite du père, les quelques regards et gestes de l’autre famille semblent être ceux du pardon. Rien y fait, les « responsables » du trauma ont eu leur temps d’écran, alourdi par les mêmes champ-contrechamp sans gravité, et ne seront pourtant jamais pardonnés. À part un sentiment de malaise, les cinéastes semblent oblitérer un élément central, celui des sentiments troubles et négatifs du père. Dans le contexte actuel d’une montée des tensions raciales aux États-Unis, ils préfèrent montrer le (joli) portrait d’une communauté et d’un lieu, accueillant des personnes brisées ou en quête de sens. C’est pourtant une des forces du long-métrage, celle de montrer l’empathie, contrastant avec les émotions réprimées de Dan.
Dans la représentation finale se joue le nœud émotionnel de l’intrigue, Daisy jouant Mercutio, où le destin semble se rejouer. Ce personnage de la pièce de William Shakespeare tente de créer la paix entre les clans mais finit par engager un combat où il perdra sa vie. Sa mort est provoquée par une malheureuse intervention de Roméo, joué par… Dan. Sur scène, ce n’est plus Mercutio mais Daisy qui est tuée d’un coup de couteau aux yeux de sa famille. La violence enfouie, inexprimable et intériorisée ressort. Dan troublé, brise le jeu de son personnage, le regard terrifié face à la mort fictionnelle de son second enfant. Sa culpabilité réapparaît mais, depuis les coulisses, l’illusion se disloque pour être surmontée en famille. La conclusion mortifère de la pièce permet à la voix réprimée du père de s’exprimer par le biais de la fiction où il expie son envie d’en finir. Le corps allongé comme mort, Dan ne peut s’empêcher de regarder dans les coulisses où une masse sombre ressemblant à son fils apparaît. L’idée, aussi poétique que tragique, est malheureusement grossière dans son exécution par un va et vient entre le champ-contrechamp sur son regard et le corps fantomatique. Corps qui se révèle avec l’arrivée des lumières, celui d’un acteur de la pièce. Le point de vue du patriarche régit l’ensemble du film et semble s’y contraindre.
Dorénavant, le rideau ne se fermera plus. Cette famille a su, par le biais de l’art, recréer un traumatisme pour le surmonter via la fiction. Que ce soit en y participant pleinement en tant qu’acteur (le père et sa fille rejouant la mort du fils) ou spectateur (la mère observant sans pouvoir agir sur la mort fictionnelle de son enfant). En acceptant la part tragique de la pièce shakespearienne, Dan et Daisy l’ont aussi surmontée en dehors des planches. C’est par l’illusion mise en place par le théâtre (comme l’est le cinéma) qu’une réalité émotive fait naître, et renaître, des liens à travers des communautés (l’amitié, la famille, le couple). Ce tableau touchant par instant, délaisse des prémisses ancrées dans la réalité sociale en rejetant les conflits avec l’altérité. O’Sullivan et Thompson choisissent la reconstruction au pardon, la communauté face à l’adversité en terminant par un message de paix peu entendable dans un pays trop fracturé pour le recevoir.
Article à retrouver sur On se fait un ciné ?