Jeunes Mères
6.2
Jeunes Mères

Film de Luc Dardenne (2025)

S'en sortir

Des héros issus de milieux populaires qui tendent d'échapper à leur déterminisme social. Des situations dramatiques qui les placent devant des choix moraux. Un style naturaliste, tentant d'éviter aussi bien le manichéisme que le pathos. Ainsi peut-on résumer, à grands traits, la démarche des frères Dardenne, tenue avec une belle constance depuis La Promesse et Rosetta. Leurs partisans parlent de style, chose éminemment précieuse en art, leurs détracteurs déplorent qu'ils font "toujours le même film".

En réponse à ces derniers, Jean-Pierre et Luc Dardenne innovent en s'aventurant pour la première fois dans le film choral. Le sujet de cet opus : le cas des très jeunes mères, souvent filles-mères et de ce fait en grande précarité. Plutôt que d'en suivre une seule, projet initial, ils ont opté pour cinq parcours, permettant d'explorer un grand nombre de situations. Le lieu central, c'est cette maison liégeoise qui accueille toutes celles qui se sentent démunies face à l'arrivée d'un bébé dans leur vie.

On sent immédiatement le risque de ce type de projet : produire un film didactique, catalogue de situations destinées à faire er un maximum de messages, kaléidoscope balayant l'ensemble de la problématique d'un sujet. C'est là que les Dardenne se distinguent, car ce Jeunes mères est une merveille d'équilibre - même si l'on va déplorer malgré tout quelques outrances, inhabituelles dans leur cinéma.

Cinq parcours du combattant

Le film eût pu s'appeler "Jeunes mères et leurs mères" car il focalise sur la relation de chacune des jeunes mères à la sienne. Les pères vont rester hors champ. Les bébés aussi : on ne verra presque rien du rapport qu'entretiennent ces jeunes mères avec leur enfant. Voilà ce qu'on appelle un parti pris, caractéristique du cinéma d'auteur. Examinons nos cinq cas.

Jessica est la seule des cinq qui n'a pas encore accouché au moment où l'on fait sa connaissance. Abandonnée par sa mère à sa naissance, elle a demandé à rencontrer celle-ci, comme le prévoit une procédure qui le propose aux enfants placés lorsqu'ils atteignent la majorité. Jessica attend une fille, qu'elle prénommera Albane. Le jeune père de cette enfant ne veut plus entendre parler de Jessica car elle lui a fait "un enfant dans le dos". La motivation de Jessica : ne pas abandonner sa fille comme elle l'a été elle-même. Le bébé est une revanche.

Ariane est un peu le miroir de Jessica. C'est elle qui veut placer dans une famille d'accueil son enfant, non désiré, qu'elle a choisi de garder sous l'emprise d'une mère envahissante. (Notons ici un problème de crédibilité : étant donné la décision ferme d'Ariane de ne pas assumer ce bébé, on a quelque peine à comprendre qu'elle n'ait pas voulu avorter.) Cette Nathalie est instable, portée sur l'alcool. Père inconnu mais beau-père violent. Ariane a eu une fille également, Lili. Sa motivation : accéder à une bonne situation professionnelle, lui permettant de monter dans l'échelle sociale. Le bébé est vécu comme un obstacle.

Perla a en commun avec Ariane une situation familiale douloureuse : une mère alcoolique et un père violent. Sa sœur aînée qui s'en est sortie est un modèle pour notre jeune mère : Perla rêve surtout de stabilité. Créer un foyer, vivre une existence apaisée. Elle a eu un garçon, Noé. Le père de l'enfant, immature, fuit dès qu'il comprend ce qu'implique la responsabilité d'être père. Le bébé est vécu comme la porte d'accès à la stabilité d'un couple.

Julie brise un peu la chaîne qui lie les trois autres : d'une part on ne connaît pas sa mère, d'autre part elle est en couple avec un homme aimant. Elle a eu une fille, Mia. Puisque Julie n'a pas de mère, les cinéastes belges vont lui en fournir une en la personne de cette enseignante aujourd'hui à la retraite qui permettra au film de s'achever sur une note optimiste. Le talon d'Achille de Julie, c'est la drogue, faiblesse qu'elle partage avec son chéri - stabilisé, lui, de ce point de vue. Son père reste hors champ, mais on apprend qu'elle a été violée dans l'enfance. C'est là que les frères Dardenne en font trop : fallait-il ajouter à la longue liste des affres ci-dessus les violences sexuelles ? La réponse est dans la question, d'autant que le sujet n'est qu'effleuré. De même, alors que le couple vient d'apprendre qu'il a obtenu un appartement, Julie retombe dans la drogue, frôlant l'overdose. L'effet dramatique est trop appuyé.

Enfin, il y a la cinquième, bien moins développée que les autres. Le sujet sociétal que porte Naïma, c'est le mariage des musulmanes avec des dhimmis. La jeune beure s'est vue rejetée par sa famille, avant que celle-ci finisse par accepter l'amoureux qu'elle s'était choisie. On pourra là aussi regretter que le sujet ne soit qu'effleuré. Si l'apparition de Naïma se limite à un discours d'adieu, c'est parce qu'elle représente l'idéal des quatre autres : une existence banalisée, avec un mari et un job qu'on a choisi.

Au carrefour des cinq filles, il y a cette maison où elles se croisent et s'entraident. Les éducatrices y font du bon travail : elles soutiennent (dans les nombreux coups durs que le film donne à voir), protègent (en préservant Ariane de sa mère agressive), mais sans déresponsabiliser (lorsque l'une ne veut pas s'occuper de son bébé on insiste, lorsque Perla fugue trois jours son bébé lui est enlevé pour une période d'un mois). En mal de mère, leurs protégées sont parfois tentées de leur donner ce rôle. Les éducatrices savent alors tenir une distance salutaire. Logiquement, les frères Dardenne les positionnent à la lisière du récit : on ne saura rien de leur existence.

Cinq destins qui se répondent

Le scénario des Dardenne parvient à faire vivre un chassé croisé, où les situations se répondent. Analysons trois exemples.

1. Jessica reproche à sa mère ce qu'Ariane s'apprête à faire. Ariane parle de "placer" Lili quand Jessica dit avoir été "abandonnée" : tout est dans les termes choisis. Ariane est persuadée de donner une meilleure chance à son bébé, comme sans doute la mère de Jessica à l'époque. Qu'en sera-t-il vingt ans plus tard ? Jessica apporte une réponse. La propre mère d'Ariane inverse les rôles : lorsque sa fille s'entête à placer Lili afin de pouvoir poursuivre des études ambitieuses, elle lui lance : "tu vas m'abandonner".

2. Perla rêve de trouver le compagnon prévenant, attentif, tendre qu'a su dégoter Julie. Cette dernière, obligée de mentir toute sa vie, avoue à son amoureux que ce bébé est la première chose "vraie" qui lui arrive. Tout le contraire d'Ariane, dont le bébé a été désiré par sa mère, mère qui a investi en lui son désir de se racheter pour l'existence qu'elle n'a pas su offrir à Ariane. Mais les dégâts sont irrémédiables.

3. Au moment de rencontrer sa mère, Jessica e le père de son Alba sur le point de naître pour qu'il l'accompagne au rendez-vous : elle veut montrer qu'elle n'est pas une fille-mère. C'est aussi la préoccupation de Perla, pour qui l'absence de père ôte tout sens à son bébé (à son éducatrice qui l'assure qu'avec son fils elle forme "une famille", elle crie que non), ou celle de Naïma, qui a dû se battre pour faire accepter le géniteur de son enfant. Mais Jessica se conduit comme Nathalie, la mère d'Ariane : elle a fait ce bébé toute seule, pour elle-même, pour réparer, elle aussi, une blessure. Jessica et Ariane n'ont pas pour projet de fonder un foyer, au contraire des trois autres.

Pour faire exister toutes ces situations, il faut savoir les déployer dans la durée. C'est l'une des grandes forces du duo belge, qui a toujours su s'attarder sur les gestes du quotidien, notamment professionnels (l'ébéniste du La Fille inconnue, etc.). Puisque le sujet n'est pas vraiment les bébés mais leurs mères, les cinéastes ne s'appesantissent pas trop sur les soins qu'on leur dispense. Ils préfèrent montrer les corps qui lâchent : Perla qui fond en larmes ou perd connaissance, Jessica qui vomit ou s'effondre sur son lit, Julie prise de soubresauts violents dus au manque. De même, puisque le sujet n'est pas l'emprise des stupéfiants, les dealers comme les moments de shoots sont laissés hors champ.

Ayant à faire coexister quatre destins, les deux réalisateurs prennent le soin de déployer chacun d'entre eux, évitant les allers-retours trop fréquents de l'un à l'autre : encore un choix très judicieux.

Une intelligence qui n'exclut pas l'émotion

Le scénario, d'une grande intelligence, justifie le prix qu'il a obtenu à Cannes. Mais l'intelligence peut verser dans la froideur, celle d'une belle mécanique un peu trop bien huilée. Ce n'est pas le cas ici, tant les deux cinéastes savent faire sourdre l'émotion. La question de l'émotion est subjective : vous serez touché-e par une scène qui laissera votre voisin de marbre. Gardons à l'esprit que toute critique comporte une part de subjectivité. Inventaire personnel de l'auteur de ces lignes, donc.

Placer son enfant dans une famille aisée pour qu'il ait un bel avenir, très bien sur le papier, mais se séparer de l'enfant qu'on a porté ne va pas sans déchirement. C'est ce qu'avait montré Jeanne Herry dans Tel père, tel fils. Comment les Dardenne procèdent-ils ? Ils commencent par filmer Ariane se dirigeant avec son bébé vers la voiture qui va l'emmener. (Dans Crainte et tremblement, Kierkegaard a analysé en quoi l'épreuve d'Abraham qui doit sacrifier son fils réside dans le trajet qui le mène au lieu du sacrifice. Ici, ce trajet est mis en valeur.) Une fois Lili installée dans le siège-bébé, celle-ci sourit à sa mère, et c'est absolument déchirant pour qui s'identifie à Ariane. Les frères Dardenne ont expliqué que le recours à des bébés (très nombreux) avait limité le nombre de prises car "quand on a obtenu ce qu'on veut d'un bébé, on s'en satisfait". Ils ont ici pleinement réussi.

Lorsque Julie est collée à son compagnon sur son scooter et qu'elle lui lance que "quand elle est avec lui elle va bien", quand celui-ci lui dit de mettre ses mains froides dans la poche de son blouson, c'est plus fort que les "je t'aime" qu'elle lui lance régulièrement. Par ces petits détails, les Dardenne parviennent à faire exister la seule relation de couple du film.

La traque de sa génitrice par Jessica est également source d'émotion. Dans le plan d'ouverture, on voit la jeune fille, nerveuse, finir par demander à une ante à l'arrêt de bus si elle "n'attend pas une Jessica". "Non" lui répond la dame qui se replonge immédiatement dans son portable. Tout est dit de la cruauté de la situation. Tout ? Non, car une deuxième scène va remuer le couteau dans la plaie. Celle où sa mère, qui vient de rembarrer Jessica, retrouve l'homme qu'elle attendait et, à la question "qui c'était ?", répond hors champ : "c'est rien, juste une fille qui..." pendant qu'on suit Jessica qui s'en retourne. Enfin, il y a la confrontation, poignante, sur le lieu de travail de Nathalie, où celle-ci accepte d'être prise en photo "à condition de ne l'envoyer à personne". Puis ce geste, malgré tout, consistant à enlever sa blouse. Cette étreinte, imposée par Jessica. Cette angoisse de Jessica qui veut savoir si sa mère, comme elle, ne ressentait rien en tenant son bébé contre elle (un phénomène dont on parle trop peu, comme si l'instinct maternel était chose innée pour toute femme). Et cette ultime invitation à "entrer", pour que Jessica puisse s'assoir. De quoi laisser espérer un avenir pour cette relation renouée. India Hair, l'une des rares actrices célèbres de ce Jeunes mères, incarne une Morgane tout de pudeur et de désarroi.

La figure de Nathalie est tout aussi touchante. Si Morgane rejette Jessica, Nathalie au contraire s’accroche à Ariane comme à une bouée de sauvetage. Les accès de violence qu'elle ne peut réprimer - elle gifle à deux reprises sa fille avant de la supplier de l'exc - l'enferment irrémédiablement. C'est à cette spirale qu'Ariane cherche à échapper, en conquérant de haute lutte son autonomie. Christel Cornil incarne très bien cette mère maladroite qui désespère de se faire pardonner.

Il faut encore évoquer le rapport d'Ariane à sa fille. Elle ne se résout pas à couper le fil, Ariane, à abandonner complètement sa fille. Elle insiste pour que Lili reçoive une éducation musicale, rédige à son intention une belle lettre, à n'ouvrir qu'à sa majorité. Détail touchant, son choix d'utiliser le même stylo que la lettre pour tracer le prénom Lili sur l’enveloppe, d’une écriture appliquée, presque enfantine. Comme était touchant le petit train de Lego offert à Naïma, dont son fils suivait avec joie le trajet sur la table.

L'émotion, ce peut être aussi le rire. Ce n'est pas le créneau des Dardenne, mais saluons la scène de l'entrevue avec les parents adoptifs, à qui l'on a demandé de ne pas utiliser papa et maman : madame se fera nommer Dada et monsieur Mimi. Réjouissant.

* * *

Dans la réalisation, on retrouve quelques constantes de Luc et Jean-Pierre Dardenne, dignes du Dogme de Lars Von Trier : nulle musique extra-diégétique et un tournage en lumière 100% naturelle. Saluons enfin une utilisation raisonnée de la caméra portée, dont les Dardenne ont eu parfois tendance à ab par le é.

Restent quelques rares réserves. On a déjà déploré le misérabilisme trop appuyé du personnage de Julie et la surenchère de thématiques - ajoutons le racisme qui e en coup de vent lorsque Perla se voit ref un logement. On notera aussi la faiblesse de quelques dialogues (le "j'ai réfléchi, il vaut mieux qu'on se voie plus" du copain de Perla par exemple, ou les tirades sur les riches dans la bouche d'Ariane et de Nathalie) et, même si elles emportent globalement totalement l'adhésion, le jeu parfois inégal des actrices (certains répliques qui sonnent faux en début de film, un énervement de Perla assez raté).

Peu de choses au regard de la richesse de l'ensemble. Le vieux duo belge nous a pondu là un très beau bébé.

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il y a 5 jours

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Jduvi

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