Prolétaire, n'oublie pas ! c'est sur cette injonction que se termine la Grève, après une scène de massacre en règle, où hommes, femmes et enfants se font tuer avec une barbarie aussi froide qu'impitoyable. Il aura fallu 1h20 de bouillonnements, de courses, de tractations, de poings levés, de filatures, de saouleries pour en arriver là. Tout ça pour ça !
On le sait, Eisenstein était un grand irateur de Vertov, le chantre du ciné-oeil. Pas d'intrigue mais des événements, pas de héros mais des masses, pas de lignes droites mais des écheveaux de significations : plus qu'émouvoir le spectateur, il faut le mouvoir ! Pourtant, Vertov n'approuvera pas La Grève, il traite Eisenstein de sorcier. Et celui-ci de répondre : moi, j'ai choisi le ciné-poing. Alors il frappe, partout et fort.
La Grève est à bien des points de vue un film théâtral, pas documentaire. Jeu des acteurs (mais qui sait mieux qu'Eisenstein filmer un visage ?), utilisations des décors, multiplication des chocs visuels (la scène où les ouvriers se font refouler à coups de jets d'eau dans la nuit est sans doute une des scènes les plus incroyables du cinéma mondial), ici pour démontrer on montre, le doigt tendu. Il a y a du Shakespeare là dedans : Le Monde comme vaste scène, où la vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de fureur et de bruit, et qui ne signifie rien. Le dramaturge anglais et le cinéaste soviétique semblent partager un gout commun pour la métaphore, les parallèles qui s'entre-éclairent mais ne se rejoignent jamais. Shakespeare use des mots, Eisenstein du montage : les indics sont tous des versions humaines d'animaux retors, le massacre des ouvriers est entrecoupé de scènes d'abattoirs, la cruauté des patrons répond à la naïveté des ouvriers... et à un niveau supérieur, tout le film n'est qu'un patchwork insensé qui n'est peut-être là que pour prouver une chose : du chaos rien de bon ne peut naître.
Dure morale ! Pour la faire comprendre, Eisenstein est prêt à sacrifier son film. Il ne nous prend pas en traitre, tout est dit dès le premier carton, en citant Lénine : "L'organisation est la force de la classe ouvrière. Sans l'organisation des masses, le prolétariat est nul." Mais les hommes ne comprennent jamais ce qu'on leur dit, il leur faut des exemples !
Et si le premier long-métrage du petit génie de Riga n'était au bout du compte qu'une interrogation en image sur ce vaste problème : le tout est-il vraiment la somme de ses parties ? Car ce qui frappe à l'arrivée c'est à quel point toutes les scènes sont sublimes (Eisenstein est vraiment l'un des plus grands artistes du cadrage cinématographique), mais ne parviennent jamais, mises bout à bout à former un objet cohérent. Gageons qu'il ne s'agit pas là d'un échec, mais bien d'une démonstration.