Dès les premières secondes, on est projeté dans le corps de Rosetta et on ne le quittera plus. La caméra titube, halète, trébuche, épouse sa cadence. Elle fuit, elle tombe, elle se relève. Le plan ne se repose jamais. Il n’y a pas de pause, pas de digression, pas de décor. L’espace est toujours resserré, comme si l’image elle-même manquait d’air. Chaque cadre est une cage. Chaque son, une alerte.
Il ne faut pas chercher de métaphores : Rosetta ne parle pas « de » la précarité, elle la fait. Elle l’incarne dans l’obsession, dans la répétition, dans la fatigue. Rosetta ne rêve pas, ne s’indigne pas : elle veut juste un travail. Pas pour s’émanciper, mais pour survivre. Elle n’a ni idéologie ni discours. Son corps parle pour elle. Et ce que dit ce corps, dans ses contorsions, ses cris, ses gestes rageurs, c'est que le travail n’est pas un idéal, c’est une nécessité vitale. Sans lui, elle n’existe pas. Avec lui, elle s’abîme. Le piège est total.
Et pourtant, les Dardenne ne filment pas une victime. Ils filment une combattante. Une adolescente épuisée, qui lutte pour tenir debout, pour ne pas céder, pour ne pas devenir comme sa mère. Rosetta résiste à tout : à la pitié, à la tendresse, au regard même du spectateur. Elle ment, elle vole, elle trahit mais toujours pour un ticket de travail, pour un semblant de place dans une société qui la nie. On aimerait la juger. Mais ce serait trop simple. Les Dardenne nous refusent cette facilité. Ils nous la collent au corps. Ils nous obligent à rester avec elle.
Ici, traîner une bouteille de gaz, réparer une botte, ref une main tendue : ce sont des actes politiques, pas des anecdotes. Le corps de Rosetta est un territoire sous pression. Il se referme, se contracte, se tend. Et parfois, il cède. Alors elle tombe. Et cette chute, la dernière, n’est pas une défaite, mais peut-être la première brèche. Le moment fragile où une main peut, enfin, être acceptée. Où l’autre redevient possible. Rien n’est dit, rien n’est souligné. Mais tout est là.