Devoir de mémoire
Les yeux sont le miroir de l'âme, paraît-il. Et il suffit d'un regard, parfois, pour susciter mille émotions. The Father me l'a rappelé cet après-midi, avec le regard tour à tour hébété et...
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le 3 juin 2021
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La perte de la mémoire, un sujet sensible, douloureux, dont s'est déjà emparé le cinéma. Deux façons d'en parler :
- De l'extérieur, en filmant ce à quoi la victime de ce mal est confrontée : c'est le parti pris, par exemple, de Se souvenir des belles choses de Zabou Breitman.
- De l'intérieur, en ambitionnant de faire ressentir au spectateur ce que peut être une telle pathologie. C'est cette seconde option qu'a retenue Florian Zeller, adaptant un pan de sa pièce de théâtre phénomène qui a conquis le monde entier. Avec les moyens du cinéma, loin du théâtre filmé qu'on pouvait craindre.
Son personnage principal est Anthony, un octogénaire atteint d'Alzheimer à un stade assez avancé. Cet ancien ingénieur au caractère difficile s'est vu accueillir par sa fille Anne après qu'il a refusé une Nième aide-soignante. L'espace mental d'Anthony est figuré par son appartement : portes, couloirs, fenêtres, autant de cloisons auxquels se cogner lorsqu'on essaie de conserver un peu de lucidité. Marco Bellocchio, dans son superbe Le Saut dans le vide, avait eu recours au même type de décor symbolique. Florian Zeller nous le révèle en plans fixes enchaînés rapidement. Ce vaste appartement bourgeois, encombrés de meubles, de livres et de bibelots, va se métamorphoser au cours du film : des tableaux disparaissent, on voit des cartons par terre, il apparaît même totalement vide à un moment. "Comme un arbre qui perd ses feuilles", ainsi que le vieil homme se décrit lui-même.
Nulle chronologie dans cette évolution : The Father ne cesse de nous présenter les faits dans un ordre qui semble aléatoire. On pense au chef d’œuvre de Resnais, L'Année dernière à Marienbad, en particulier dans une scène où une tasse se brise sur le sol : cet événement y déclenchait une avalanche de visions. Cette tasse évoque ici la mémoire morcelée d'Anthony, qui sera également figurée par la sculpture, magnifique, d'une énorme tête grignotée dans une cour.
Le choix du huis clos fait sens. Exceptée la scène d'ouverture, où Anne ret son appartement dans les rues de Londres sur le Cold Song de Purcell - on entre bien dans l'hiver du vieil homme -, on ne sera qu'en intérieur, ant de l'appartement au cabinet médical ou à un Ehpad. Les couleurs chaudes de cet intérieur cossu cèdent ainsi peu à peu la place aux teintes blafardes, hivernales, de l'Ehpad. Son appartement, ai-je écrit ? Oui, car c'est celui d'Anne qui le loge en compagnie de son mari Paul. Mais Anthony se croit seul chez lui, au point de s'armer d'une fourchette dès qu'il entend du bruit. Tout se mélange dans sa tête : "quelque chose ne tourne pas rond", lance-t-il à sa fille. Le film traduit avec une force peu commune l'angoisse de celui qui sent que le réel est devenu un puzzle impossible à reconstituer.
En premier lieu, on confond ses proches. Anne apparaît sous deux visages différents, ainsi que son mari Paul. On découvrira à la fin du film qu'il s'agissait du personnel soignant de la pension où il a finalement été placé. L'idée de faire incarner un personnage par deux acteurs différents date de Buñuel qui, dans Cet obscur objet du désir, jetait le trouble à l'aide de cet artifice. Ce dédoublement sert très bien, ici, le propos : qui a côtoyé une personne âgée atteinte d'Alzheimer ou apparenté l'aura probablement vu confondre son mari et son fils, sa fille et sa grand-mère...
Les fantômes hantent aussi les lieux. Une jeune femme pressentie pour l'aider à domicile rappelle à Anthony sa seconde fille, dont il a oublié qu'elle était décédée. Pour celle ou celui qui aide - ici Anne -, il est souvent douloureux d'entendre tresser des lauriers à l'autre, absente : c'est le syndrome de l'enfant prodigue de l'Evangile. La jeune sœur reste aux yeux du père une grande artiste, qui ne vient pas assez souvent la voir. Sa disparition sera symbolisée par un tableau enlevé au-dessus de la cheminée : c'est le Laura d'Otto Preminger, histoire d'une autre mystérieuse évaporée, qui vient alors à l'esprit. Les références cinématographiques abondent, du meilleur cru.
C'est ensuite la chronologie qui se brouille. Zeller exprime cela à plusieurs reprises.
Dans la scène initiale, Anne explique à son père qu'elle va devoir partir pour Paris puisqu'elle a rencontré un homme avec qui elle veut s'installer, des années après un divorce avec son mari James. Cet homme, c'est Paul, qu'on retrouve dans la scène suivante confortablement installé dans son fauteuil : Paris, c'était donc il y a bien longtemps ? Anne serait revenue à Londres s'y installer avec son nouveau mari ?
Plus tard, on voit Anthony surprendre une conversation entre Anne et Paul, où ce dernier explique à son épouse que le vieil homme est engagé sur une pente fatale. On découvrira que la scène suivante, où les trois se mettent à table, avait en réalité précédé cette révélation. Ici Zeller se montre inventif : plutôt que de nous faire vivre ce qui se e dans la tête d'Anthony, dans la tradition des films immersifs, il soumet le spectateur au même type de trouble dans son activité présente de compréhension de l'histoire. Captivant.
Pour que l'on puisse juger de la folie gagnant le vieil homme, il fallait des scènes dont il est absent. Celles entre Anne et Paul, entre Anne et la candidate aide-soignante, ou encore celles où Anne est seule dans sa cuisine, permettent de poser ce cadre. A chaque fois qu'Anthony est à l'écran, on doute de la véracité de la scène : ainsi de la méchante réplique de Paul, "quand est-ce que vous allez arrêter de nous emmerder ?", qu'on découvre sous les traits successivement du vrai Paul et de son double. Cette pique n'a peut-être jamais été lancée, elle peut fort bien représenter l'image de lui-même que se fait le vieil homme : celle d'un poids pour ses proches. Idem pour la scène où Anne entre dans la chambre de son père endormi pour l'étrangler, façon Amour de Haneke : plus qu'un fantasme d'Anne, ne serait-ce pas l'effet de la culpabilisation que peut ressentir tout vieillard à la charge de ses enfants ? A moins qu'il ne s'agisse d'une angoisse d'Anthony, celle de se voir assassiné par cette fille dont il a conscience de gâcher la vie ?
Et si tout, depuis le début, se déroulait dans le cerveau du vieil homme ? La réalité se limiterait à la scène finale à l'Ehpad. On y retrouve la femme et l'homme présentés sous les traits d'Anne et de Paul. La soignante affirme à Anthony que sa fille habite à Paris et vient le voir de temps en temps : ce serait donc ça la réalité et la première scène aurait effectivement eu lieu. Le Paul que l'on voit ensuite pourrait fort bien être James, l'ancien mari d'Anne, avant qu'ils ne divorcent. Cohérent avec ce placard dans lequel se cogne parfois Anthony en ouvrant une porte de l'appartement. Florian Zeller a l'intelligence de laisser toutes ces hypothèses en suspens, à l'égal du cerveau d'Anthony, devenu incapable de démêler cet écheveau.
La perte de mémoire implique aussi le ressassement. Anthony croit sans cesse qu'on lui a volé sa montre, symbole du temps perdu, au point d'en devenir paranoïaque : la scène où il fixe celle de Paul en lui demandant s'il l'a acheté est savoureuse. Un poulet mis à cuire ne cesse de revenir. On voit le vieillard répéter à plusieurs reprises, s'agissant de Paris : "pourquoi Paris ? ils ne parlent même pas anglais", petite pique - justifiée - du français Florian Zeller à ses compatriotes. Il se réfugie dans les musiques qu'il aime, ici l'opéra, qui lui permettent de s'évader.
Tout cela est criant de vérité : qui a fréquenté une personne âgée atteinte de ce trouble le ressentira. La force du film est de nous le restituer sous une forme fragmentée, en un brouillard d'impressions plutôt que de façon démonstrative. Zeller use de symboles, bien relevés par le site critikat : le rideau que tire Anne en entrant dans la pièce tentant de briser l'enfermement de son père, le jet dru sortant d'un robinet qui fait place à un pénible goutte à goutte, le plan final sur des arbres feuillus faisant écho à la phrase d'Anthony citée plus haut. On pourra, comme critikat, trouver tout cela trop appuyé, ou apprécier au contraire le pouvoir suggestif de ces images.
Dans son portrait du vieillard, Florian Zeller ne verse dans aucune caricature. Il ne se contente pas du côté irascible des vieux qui prétendent qu'ils n'ont besoin de personne : son Anthony se montre aussi charmeur (avec la jolie aide-soignante), espiègle (ah ! ce petit rire forcé de Hopkins), nostalgique, désespéré, furieux, par moments monstrueux (Hannibal Lecter e furtivement). Anthony Hopkins déploie toute l'étendue de sa palette, jusqu'à cette scène paroxystique, bouleversante, de ces scènes qu'on n'oublie pas, où il se recroqueville en sanglotant tel un nouveau-né tout juste sorti du ventre de sa mère. Classique régression, amenant ici le vieil homme à réclamer, angoissé, sa maman, avant de se lover dans les bras de son aide-soignante. Au dehors, la vie continue : le feuillage frémit sur les branches. Anthony, lui, est entré dans l'hiver.
Ses partenaires sont aussi à saluer : Olivia Colman en fille désemparée, Imogen Poots en aide à domicile pleine de bonne volonté, Rufus Sewell en mari exaspéré, exprimant son impatience à l'aide de petits gestes nerveux. Quant à la réalisation, elle est d'une grande clarté, nette dans ses intentions sans pour autant prendre le pas sur le jeu des comédiens.
Grandeur de l'interprétation, justesse de la réalisation : The Father est une éclatante réussite.
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il y a 4 jours
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