J’avais gardé un souvenir marquant du Soleil des Scorta et de La Mort du roi Tsongor, et comme souvent avec les auteurs qu’on aime, on les suit là où ils décident d’aller, même en territoire inattendu. Ici, c’est la SF. Et bonne pioche : Chien 51 est un roman noir tendu et haletant, qui nous plonge dans une atmosphère à la fois sombre et mélancolique.
Comme toute bonne œuvre de science-fiction, Chien 51 a un pied solidement ancré dans le réel. On y découvre une Grèce rachetée par un empire financier tout-puissant, dépouillée de sa souveraineté et réduite à un gigantesque champ d'ordures. Le pays a connu la révolte, mais celle-ci a été matée dans le sang. Ne reste que Magnapole, cité tentaculaire peuplée de "cilariés" — mot-valise désignant les citoyens-salariés — asservis au système et répartis géographiquement par classes. Un postulat extrême qui met en lumière des logiques déjà à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines.
> D’un coup, la ville devint folle. Lorsque les dirigeants de GoldTex annoncèrent que le rachat de la Grèce était finalisé, les citoyens d’Athènes furent pris de panique.
Dans l'ambiance étouffante de Magnapole, Laurent Gaudé tisse une intrigue policière efficace, bien que construite sur des ressorts familiers du genre : Zem Sparak, flic désabusé de la zone 3 — la plus défavorisée de Magnopole — est contraint de s’allier à l’ambitieuse Salia Malberg, détective venue de la zone 2, pour élucider un meurtre sordide. Les tensions sont palpables, mais l’affaire les rapproche. Car Chien 51 n’est pas seulement un thriller dystopique : c’est aussi un récit profondément mélancolique. Ancien résistant devenu “chien” policier, Zem Sparak incarne une génération brisée, hantée par la perte de son pays et la trahison de ses idéaux. À travers lui, c’est tout un monde perdu qu’on entrevoit. À l’inverse, Salia Malberg est née à Magnapole. Elle incarne la génération suivante : celle qui n’a connu que le système, avec ses inégalités et sa déshumanisation...
L'écriture est agréable, les chapitres sont courts et les rebondissements nombreux. Côté références, on pense évidemment à Blade Runner ou* Soleil vert*. Plus surprenant, on pense à *Il était une fois en Amérique *: les séquences dans la salle de shoot, où Zem se noie dans ses souvenirs rappellent les brumes hallucinées de De Niro fumant l’opium.
Du reste, Gaudé ose quelques audaces narratives — notamment des incursions à la première personne dans une narration à la troisième — qui déroutent sans forcément convaincre. Mais qu’importe : *Chien 51 *séduit, par sa tension dramatique, la profondeur de ses personnages et cette mélancolie sourde qui irrigue chaque page. Une dystopie noire, qui questionne notre humanité et les dérives de la société.