Aussi loin que je me souvienne, je peux associer les périodes de ma vie à un type de lectures et à des sagas de prédilection.
Dans mes années de collège, j’étais un lecteur boulimique. La lecture était un e-temps essentiellement nocturne : à la lueur fragile de ma lampe de chevet, je dévorai les pages des aventures du rôdeur elfe noir Drizzt Do’Urden dans les Royaumes Oubliés. Outre la fascination qu’exerçait sur moi cet univers fantastique, riche de monstres, de héros et d’aventures, une bonne partie du plaisir provenait du goût de l’interdit, du frisson de l’excitation de suivre mes personnages jusqu’à des heures bien plus tardives que ne l’auraient souhaité mes parents. J’ai encore le souvenir de bouquins achevés, assis sur le carrelage froid de la salle de bain, car l’ampoule de la lampe de chevet avait lâché et qu’il ne fallait surtout pas allumer la grande, de peur de laisser filtrer un rayon de lumière révélateur sous l’embrasure de la porte…
Au lycée, et puis en prépa, d’autres grandes sagas succédèrent à l’heroic fantasy qui avait bercé ma jeunesse. Drizzt rengaina ses cimeterres – bien que, toujours fidèle, il eut l’occasion de les ressortir à de multiples reprises – et laissa place aux légions Fremen de Muad’Dib, aux intrigues haletantes de Jack Ryan et aux luttes de pouvoir sanglantes de Westeros. Mes conditions de lecture avaient également évolué. Je dévorais toujours avec plaisir ces histoires, mais elles constituaient également, surtout en prépa, une distraction bienvenue à mon occupation principale. Je ne sais combien de fois je me suis accordé "juste un chapitre de plus" au lieu de retourner au problème de convergence uniforme qui m’attendait patiemment sur mon bureau.
Et, depuis, je l’avoue avec un peu de honte, la lecture est devenu un e-temps plus rare. La vie étudiante, le cinéma et les insondables gouffres temporels d’Internet ont peu à peu remplacé les séances de lecture nocturnes. Je n’ai toutefois pas complètement arrêté. Mon rythme, en revanche, en a irrémédiablement souffert. Loin de la ion frénétique des premières années, mes sessions sont désormais très maîtrisée : un chapitre, deux chapitres, pas un de plus.
Il est donc assez heureux de constater, que, de temps en temps, l’on tombe sur une œuvre tellement dévorante que l’on en oublie ses propres principes. Et l’on ne s’arrête plus !
« L’Idiot », donc, est un roman de Dostoïevski, que beaucoup adulent sur le site, mais dont, personnellement, je n’avais encore jamais rien lu. En nous attachant aux pas du prince Lev Nikolaïevitch Mychkine, l’auteur nous introduit dans une certaine société bourgeoise de Saint Pétersbourg, où évolue toute une ronde de personnages. L’action est resserrée sur plusieurs journées riches en évènements, mais se déploie sur une certaine durée. L’on e alors d’une séquence tendue, capitale à une autre, les récits des personnages permettant au lecteur de rattraper son retard consécutif aux ellipses.
C’est cette narration très dense qui fait toute la force de l’œuvre, et lui donne ce caractère viscéral, cette puissance qui fait coller les pages aux doigts et fixe l’œil aux petits caractères. Le cœur serré, le souffle court – l’on ose à peine respirer tant la lecture accapare l’attention – l’on est pris, inconscient, impuissant, par ce maelstrom, cette succession de scènes, de dialogues et de confrontations dont l’on ne souhaite qu’une chose : connaître la suite. Le plus terrifiant, c’est qu’à partir d’un certain point, le dénouement de l’intrigue apparaît inéluctable. Constater l’évidence, et la voir se jouer devant nos yeux, rend la chose plus insoutenable encore.
Le cœur de l’œuvre, c’est évidemment son cortège de personnages, hauts en couleur. Ils sont à la fois suffisamment nombreux pour être variés et bien différents les uns des autres, tout en bénéficiant d’assez d’attention de la part de l’auteur, qui dote chacun d’une personnalité et d’une individualité fortes. Le microcosme décrit est d’une humanité presque terrifiante, tant certains protagonistes sont réalistes. J’ai tendance à apprécier particulièrement les histoires de personnages, et parfois, plus il y en a, mieux c’est. À ce titre, « L’Idiot » est l’une des œuvres les plus fascinantes que j’ai pu lire. Chaque protagoniste est unique, fouillé et possède une identité propre et cohérente tout au long du roman. Aucun ne laisse indifférent ! Hippolyte est odieux et détestable dès sa première apparition, et prend un malin plaisir à prolonger son existence contre-nature alors que l’on attend qu’une chose : qu’il meure ! Lisaveta Prokofievna, la générale Epantchine, est peut-être la seule âme sensée de cette ronde de fous… alors que tous se plaisent à la décrire comme lunatique !
Et puis, évidemment, il y a le trio central. Aglaia et sa ion véhémente, celle qui n’entend pas jouer le rôle que ses parents lui ont préparé depuis vingt ans. Le prince Mychkine. Et Nastassia Philippovna, personnage merveilleusement ambivalent. Victime de sa beauté, que les hommes ne cherchent qu’à acheter. Même le prince – cet idiot – pourtant juge de caractère si perspicace, s’y trompera. Si j’avais un seul bémol à émettre, je dirai toutefois que, compte tenu de sa personnalité, il me paraît un peu superflu de préciser de quel célèbre roman français Nastassia Philippovna avait fait son livre de chevet…
Dans mon format, « L’Idiot » fait à peu près mille pages. Sacré pavé ! Et pourtant, je n’ai que rarement lu œuvre aussi prenante. Son style me paraît très théâtral : le gros de l’œuvre se résout par le dialogue, ce qui lui donne ce rythme très rapide et le rend facile à la lecture. Il n’y a pas une page de trop, pas une conversation qui soit inutile, pas un personnage qui ne paraisse emprunté.
Magistral.